Chapitre 6

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Tôt le matin, à l'heure de la Nouvelle Vie, les anges de l'école d'Aradim sortirent en trombe de leurs nids. Michaël se réveilla en panique, tiré d'un cauchemar. Quelques secondes avant son éveil, el avait rêvé que des démons attrapaient ses chevilles pour le dévorer. Ou bien... La vertu ne se souvint déjà plus. El ne put y réfléchir car soudain, à peine sorti de sa chambre, el se fit attraper par une bande qui le porta à tire-d’aile dans le désert mauve.

— Lâchez-moi ! Je sais voler tout seul ! 

— Tu ne dois pas te fatiguer, assistant ! répondirent les anges, moqueurs. 

Sous el, Michaël vit des centaines de vaisseaux parqués dans le désert. Els étaient fait d'or chromé et avaient la forme d'œufs. Les anges entraient dedans à toute vitesse, chorale par chorale. Michaël se laissa porter, soupirant. Au moins, el ne se perdrait pas. Sa chorale d'élèves angéliques le mena vers un de ces véhicules, le posant devant la passerelle d'accès avec une étonnante délicatesse. 

— N'avez-vous pas un célestoport dans l'école ? demanda Michaël à un de ses camarades. 

— Bah si, on y est. 

— Dans le désert ? Votre célestoport est... ce désert ?

— Oui. 

— Frère Michaël ? appela alors un ange depuis l'autre bout de la passerelle d'embarquement. 

La jeune vertu repéra un ange habillé d'un beau costume blanc, ses épaules élargies par deux étoffes violettes. Son visage jovial était éblouissant. Michaël sourit et alla à sa rencontre. 

— Ange Negara, se présenta-t-el, sous-maître de la chorale Djouni. Bienvenue ! Navré de ne pas avoir pu être là pour t'accueillir hier. 

— Enchanté, sourit Michaël, soulagé de recevoir enfin de la considération de la part d'un ange. 

— Notre vertu-assistante, enfin, s'enchanta-t-el. EL sait qu'on a besoin de toi ici. 

— Ah, oui, soupira Michaël. Je n'ai pas reçu beaucoup d'informations sur... ma situation ici. 

— Nous allons en discuter dès que possible. Pas aujourd'hui malheureusement. 

— J'ai entendu dire que nous allions participer à une "ruée".

— Exactement. Une ruée vers les âmes, dit Negara. Nous allons y participer, mais pas toi, pas dès tes premiers jours. Tu seras là en observateur. Mais cela te sera très utile je pense. En nous voyant œuvrer au Grand Dessein, tu pourras mieux gérer notre administration. 

— Votre administration hein ? 

— Tu dois te demander comment on a tenu sans toi des mois durant, n'est-ce pas ? Haha, Mahiva a dû prendre le relais le pauvre ! Notre assistant précédent est parti faire la tournée avec Aradim figure-toi ! Je sais pas comment c'est possible ça... Bref, notre aîné el-même nous avait promis un remplaçant. El a tenu parole, EL soit loué. 

Kalfah aurait pu m'expliquer ça avant de déguerpir, pensa Michaël, retenant sa frustration. El avait réalisé hier soir qu'el n'avait même pas sût où son frère l'emmenait exactement. El avait espéré atterrir aux pieds du Grand Architecte el-même, naïvement. Ou au moins dans son cercle. Ambitieux de ma part...

— Mahiva te transfèrera tous les dossiers, les emplois du temps, le planning scolaire et les accès réseau.

— Bien, sourit Michaël, retenant un soupir. Bien, bien. 

— Je te laisse t'installer dans la cabine. Observe bien. N'hésite pas à nous envoyer tes questions. On y répondra dès que possible. 

Michaël acquiesça. El s'assied sur un fauteuil et alors que les anges s'installaient autour de tables, el observa le désert. Le sable mauve s'élevait en bourrasques autour des véhicules qui décollaient vers les hauteurs. Génial comme célestoport. Le vaisseau de la chorale Djouni s'éleva à son tour. Michaël observa ses frères. Els étaient tous plongés dans le réseau EL, leurs halos scintillant intensément. La jeune vertu les y rejoignit. Entre leurs dizaines de halos mauves, els passaient en revue des plans indéchiffrables pour une vertu. Des écritures ésotériques tourbillonnaient sur des sphères au centre des groupes de travail. Des ombres circulaient tout autour, des silhouettes animales, des rugissements, des cris. Des rayons de lumière descendaient d'entre les cimes d'arbres monumentaux. Des oiseaux faisaient bruisser leurs feuilles sous leurs puissantes ailes. Michaël sentit ses cœurs ses serrer, son ventre se tordre. El haleta, la gorge nouée. Perturbé, el s'éloigna, sortit du réseau. Ces visions étranges, ces émotions intenses, le quittèrent, EL soit loué. El devait entrer, observer, mais el préférait encore combattre des démons el-même. 

Michaël, figé, attendit dans son fauteuil, l'esprit retiré loin du réseau télépathique qui unissait la chorale. El ferma les yeux, médita. Des heures passèrent. Toute une journée. Negara revint. 

— Prépare-toi, avertit-el, la mine détachée. Les guides vont nous transporter au puits central. 

— Rien que ça, répondit Michaël, la mine fermée. Pourquoi avons-nous volé des heures ?

— Les guides ne peuvent pas ouvrir des portails où els veulent, expliqua Negara. Surtout ceux qui mènent au puits central. Notre saut va nous épargner presque un million d'années-lumière de trajet.

— Pardon ?

— Tu as bien entendu.

— Kokab elle-même n'est large que d'un dixième de cette distance...

— Petits joueurs, s'amusa Negara.

Michaël secoua la tête, éberlué. El avait pourtant vu le Palais de l'extérieur. Il ne semblait pas si grand. Mais là œuvraient encore les mécanismes des trônes. Des dimensions dans les autres, des espace-temps dans des espace-temps. 

— Attache-toi, ça va secouer. 

Michaël sursauta alors que l'air se mit à vibrer autour d'el. Le vaisseau trembla. Michaël s'accrocha à ses accoudoirs alors que les anges criaient, certains d'effroi, d'autres d'excitation. Michaël entrevit à l'extérieur une nuée d'ophanim chantants, aux mélodies atroces aux oreilles des autres élohim. Que disaient ces guides ? Pourquoi ces sons ? Les turbulences continuèrent de longues minutes. Dehors, des vaisseaux disparaissaient. Une voix résonna dans la cabine. 

— Ceintures attachées ! ordonna le pilote. Position de sécurité maintenant !

— Merde ! s'agaça Negara. 

Les passagers se penchèrent en avant, enveloppant leur corps sous leurs propres ailes. Les anges se mirent à marmonner un mantra. Dans le chaos, Michaël ne put discerner toutes les paroles. 

"Par le Grand Architecte... EA... fils de la réalité... âmes...passage... EA"

Michaël concocta sa propre prière.

— EL protège-moi. Je suis pas venu ici pour mourir comme ça. 

La jeune vertu sentit soudain ses yeux picoter. Son esprit s'éleva. El vit son corps s'éloigner sous el, puis revenir. El vit ses mains s'ouvrir, sa peau se transformant en une infinité de petits fils dorés et argentés. Au bout de quelques secondes, elles se retissèrent, redevinrent normales. Quand Michaël rouvrit les yeux, el se trouva la joue collée au sol de la cabine.

— Frère assistant, ça va ? demanda Negara.

Ses mots résonnèrent dans la caboche de Michaël, qui se releva en gémissant. Negara se détourna vite d'el pour aider le reste des anges de la chorale. 

— Atterrissage dans une heure et demie, prévint le pilote. Taux de réussite, quatre-vingt-dix-huit pourcents.

Les anges applaudirent ravis. Negara surprit la mine confuse de Michaël. 

— À quoi correspond ce taux ? demanda la vertu.

— Eh bien... Il nous indique que presque tous les vaisseaux sont parvenus à destination, sourit Negara. 

— Et les deux pourcents restants ?

— Els ont surement été téléportés au mauvais endroit. Mais bon, c'est comme ça avec les guides. Je suis sûr qu'els font de leur mieux avec ce que les trônes ont laissé derrière els. 

Michaël leva les sourcils. 

— Les deux pourcents seront retrouvés, t'en fais pas, ria Negara. On est plus à l'époque de Seconde Brisure hein. Le tissu de la Création a été bien réparé depuis. Les vaisseaux qui disparaissent à tout jamais, ça n'arrive plus... presque plus... 

Michaël sourit tout en soufflant par le nez. Ignorant son propre malaise, el tendit son cou pour apercevoir l'extérieur par le hublot. El ne vit qu'un ciel d'un jaune pétant, noyé sous une pluie d'or et d'argent liquides. Dans la cabine, les anges reprirent leurs préparatifs. Mais Michaël scruta encore l'extérieur. C'est dans le hublot du plafond qu'el le vit : l'œil. Soudain vidée, la vertu se laissa tomber sur son fauteuil et reprit sa méditation. El tenta de s'apaiser. Mais les quelques mantras que lui avaient enseigné Raphaël ne fonctionnaient pas. Ils n'avaient pas fonctionné depuis... Sicad. Alors Michaël récita intérieurement :

EL protège-moi. Je suis pas venu ici pour mourir comme ça. 

EL protège-moi. Je suis pas venu ici pour mourir comme ça. 

EL protège-moi. Je suis pas venu ici pour mourir comme ça.



Le puits central du Palais d'Argent était semblable à ceux de n'importe quel autre Sanctuaire, excepté pour son diamètre qui dépassait les cent mille années-lumière. Alors que la chorale Djouni arrivait à destination, la jeune vertu fut bien incapable de discerner où el se trouvait. El vit autour d'el un espace illuminé par des nuées de milliards d'âmes, noyées sous les chants de leurs gardiens. Elles étaient si nombreuses que les discerner individuellement était impossible. Elles étaient des nuages, des vents, des tempêtes. Michaël lutta pour stabiliser son vol. Negara se mit à aboyer des ordres alors que la chorale Djouni se répartissait sur un espace d'une centaine de mètres carrés, tout en unissant leurs esprits dans le réseau local. La lumière mauve de leurs halos imbiba l'espace. La jeune vertu se fondit dans le réseau, non sans appréhension.

Au-dessus comme en dessous, Michaël aperçut bien d'autres anges arriver. Des élohim aux halos éblouissants et aux grandes statures vinrent entourer la chorale Djouni. Els étaient des milliers, des Fitzarch plus âgés, plus expérimentés. Leurs descendants aussi étaient là, tous des nobl'ailes organisés en chorales chantantes. Leurs chants étaient incompréhensibles. Une glossolalie ancienne que même Michaël ne put déchiffrer malgré sa grande éducation. Mais la jeune vertu vit que les anges de Djouni réagissaient aux vers de leurs aînés, bougeaient à leur rythme. Els esquivaient ou se laissaient habilement porter par la tempête psychique causée par les âmes. Leurs esprits purent alors se concentrer sur l'étude des nuées. Michaël observa sans comprendre. Que faisaient-els à ces âmes ? Els les aidaient à monter au sommet du sanctuaire sûrement. 

— Qu'est-ce que je fais là ? se demanda Michaël, dépassé.

Une frustration monta en el. La jeune vertu chercha ses semblables sans les trouver. Il n'y avait que des anges ici. Michaël étendit sa lumière pour explorer davantage le réseau, aller plus loin. El distingua alors les halos verts de principautés, qui semblaient être réunis au-dessus de leur niveau. Els jouaient de la musique, pour les anges ou les âmes ? Michaël ne sut le dire. 

Et si je lançais un filet sur les Djouni ? se demanda la vertu, en trépignant. Les anges semblaient concentrés sur un travail fastidieux. Leurs corps étaient tendus, mis à l'épreuve par la tempête. Leurs halos scintillaient frénétiquement, trahissant une activité spirituelle très intense. Michaël avait soigné les corps et les esprits des puissances sur le ciel de bataille de Malkouth. Pourrait-el faire de même avec ces anges ? Michaël hésita. El ne savait si les thaumaturgies qu'el connaissait étaient appropriées. Raphaël ne lui avait jamais enseigné le soutient thaumaturgique des anges. À ce qu'el voyait, Michaël devina que la discipline n'existait pas. Pas ici en tout cas. C'était étrange. Sandalphon, le Primogène des vertus, n'avait-el pas trouvé de quoi décupler les capacités des anges ?

Michaël vit Negara non loin. El changea sa position de vol doucement pour s'approcher d'el. Les âmes passèrent brusquement sous ses ailes, manquant de l'emporter. Après moultes pirouettes, Michaël s'approcha de Negara, se retenant de lui poser les centaines de questions qui pressaient sur le bout de sa langue. L'ange était occupé. Ses yeux étaient emplis de lumière violette. El chantait. 

— Je... je peux aider tu penses ? souffla Michaël. 

La mine de Negara se tendit. Le moment était mal choisi apparemment. L'ange revint à la réalité un instant et envoya un message télépathique à Michaël.

"Les aînés nous ont averti que la concurrence se ramène à une centaine de kilomètres au-dessus. Va voir si tu peux aider à les repousser."

"La concurrence ? demanda Michaël. Je comprends pas. "

"Vas-y, tu vas vite comprendre, ordonna Negara." 

Une nouvelle vague d'adrénaline parcourut le corps de Michaël. Mais la sensation fut positive. Elle propulsa la vertu une centaine de kilomètres vers le haut du puits en quelques secondes à peine. La tempête devint soudain plus navigable. Arrivé à destination, Michaël vit des anges, encore des anges. Mais leurs chants avaient changé. Els étaient emplis de cris et de rugissements colériques. Deux groupes s'affrontaient verbalement. Les frères d'Aradim contre d'autres Fitzarch dont la couleur mauve des halos était légèrement différente. Michaël les observa, béat. Dans les halos de ces frères-là, el lu les noms d'illustres archanges : Padmilia, Inanna, Artémisiel. Els étaient nombreux, de plus en plus. Els volaient vers les frères d'Aradim et tentaient de les chasser.

— Mais... Que faites-vous ?! s'étonna Michaël. Arrêtez de pousser !

— La ferme Aradimien ! répondit un de ces anges. Vulgaire vertu ! Fait place !

— C'est quoi ton problème ?! s'écria Michaël. 

Furibonde, la jeune vertu déploya un filet sur son agresseur et l'envoya balader. Mais ses compères fondirent sur les chorales d'Aradim et les poussèrent violemment pour prendre le dessus sur leurs nuages d'âmes. C'est ça la concurrence ! réalisa Michaël. Quelle hérésie ! Révolté, le jeune Fitzarch attrapa dans ses filets des centaines de ses frères-ennemis pour les balancer au loin. Encore et encore. Au lieu de retourner travailler sur leur propre portion du puits central, les anges assaillants insistèrent, en vain. Michaël les renvoya sans scrupules. La tempête faisait aussi son œuvre, facilitant les propulsions. Ça n'était pas difficile pour la jeune vertu, qui eut l'impression de refaire une partie sportive qu'el appréciait beaucoup à l'époque d'Ennead... de Raph. 

— Tricheurs ! finirent par accuser les ennemis en déroute. 

Au bout d'une bonne heure, les insolents renoncèrent. Els ne pouvaient abandonner leurs devoirs bien longtemps, avait compris Michaël, qui n'avait donc pas ménagé ses forces. La vertu resta là un bon moment cependant, surveillant ses frères, amis comme ennemis. El étudia leurs corps, leurs halos, réfléchissant aux opportunités d'amélioration. Mais bientôt, Negara l'appela, ravi. 

— Tu nous as bien aidé ! Merci !

— Pourquoi les autres vous attaquent comme ça ? s'indigna Michaël, encore tremblant d'excitation. 

— Oh c'est une longue tradition, expliqua Negara en ricanant. Chacun veut accumuler un maximum de mérite, vois-tu ? 

— Mais c'est hérétique de perturber ainsi les travaux du Grand Dessein !

— Tu comprendras plus tard, ria encore Negara. T'en fais pas. Viens avec moi. Je veux te montrer quelque chose qui j'espère te plaira, en guise de remerciements. 

Michaël suivit alors Negara loin du reste de la chorale Djouni, descendant dans le puits. 

— Nous sommes proches de la base du Palais, expliqua Negara. Et c'est là que tu peux voir une chose épatante. 

Negara vira soudain. D'un seul coup, le puits, ses anges et ses âmes disparurent. Se matérialisa un nouvel espace-temps, une nouvelle dimension. Michaël aperçut sous el d'innombrables élohim, dans un océan de lumière. Des chants d'adoration résonnaient si fort que la vertu ne s'entendit plus penser. La jeune vertu cligna des yeux, une panique montant en el. Negara le saisit et l'enveloppa de ses ailes pour l'apaiser. El lévita à toute vitesse avant de se poser sur un perchoir, où d'autres Fitzarch flânaient. El assied Michaël, troublé par des vertiges. 

— Regarde là-bas, indiqua Negara. 

Michaël leva les yeux et distingua une porte monumentale. En comparant les proportions de l'océan d'élohim en dessous, el ne put à peine envisager sa véritable taille, cosmique, terrifiante. Sur cette double porte, une figure fine et gracile était représentée sous un croissant de lune argenté. Au travers d'interstices, une lumière violette pulsait. 

— C'est notre Père ! annonça Negara. C'est el derrière cette porte ! 

Michaël, halluciné, ne put émettre qu'un soupir stupéfait. 

— C'est là que les pèlerins l'honorent, expliqua Negara. Els chantent. Surtout, ne rejoins pas le réseau ici. Ton esprit sera emporté.

Michaël resta béat quelques minutes avant de demander :

— Mais... Pourquoi el reste derrière la porte ? Les pèlerins n'entrent pas ?

— Personne ne peut entrer, expliqua Negara. Sauf nos aînés, nos anciens. La lumière du Grand Architecte est trop puissante. Même pour nous. Elle soufflerait ton halo, ta conscience. Tu mourrais. 

— Quoi ?! fit Michaël, horrifié.

Negara, el-même épaté par le paysage, ne perçu pas l'émotion de son jeune frère. 

— Mais tu l'as rencontré non ? J'ai cru entendre que nos frères de Djouni l'ont rencontré !

— Oui, ici, on le rencontre ici, mais el reste derrière la porte ! 

— Vous ne l'avez jamais vu face à face ?

— Non, mais par la volonté d'EL, dans quelques millénaires, nous le pourrons.



Michaël se réveilla l'esprit léger. El se redressa et à mesure qu'el reprenait conscience, el sentit une vague pétillante dans ses bras, ses pieds, ses ailes. El retrouva son identité, et un certain empressement. Mais el resta assis patiemment sur son lit aux draps de soie mauve. Le mauve tapissait le palais de briques partout. Michaël faisait un effort pour ne pas s'en lasser.

L'ange Negara Fitzarch entra dans la chambre en trottinant, la mine éberluée.

— Alors ? De quoi as-tu rêvé ? Dis-moi ! 

Michaël raconta. 

— J'ai rêvé que j'étais une âme sur le chemin de l'Épée. 

— Oh ? fit Negara, ravit.

— Il y avait un grand ciel mauve sous moi, et au-dessus de moi. Il y avait beaucoup d'autres âmes. Elles avaient la forme de silhouettes multicolores. Après un moment, le ciel est devenu bleu. Nous avons approché quelque chose, quelqu'un. Sa faux s'est abattue sur moi. La chose m'a découpé. C'était...douloureux. Puis je me suis réveillé. Pas très joyeux tout ça…

— Tu étais sur Nun. 

— Noune ?

— Nun, répéta Negara. La route de la Mort. Celle qui relie Netzach à Tiphéreth.

— Oh, fit Michaël. Merci bien…

— Ce que tu as vécu, c'était les souvenirs d'une des âmes que je garde. Elle passait l'épreuve de la Mort. Pas celle de la décorporation, non. La vraie mort. Celle de l'égo. C'est une étape cruciale dans l'ascension. C'est une des épreuves avec le taux de réussite le plus faible. Mais ma petite âme l'a passée avec succès. 

— Félicitations, sourit Michaël. Tu deviens un maître de l'oniromancie, comme l'Aîné. 

— J'ai encore beaucoup de choses à apprendre ! Faire faire des rêves aux autres élohim n'est pas très difficile. Notre lien télépathique fait le travail pour nous. Le plus intéressant, c'est d'explorer l'inconscient, d'en faire remonter des choses qui agrandiront la conscience de notre sujet. 

— Tu as… tu as fouillé dans mon inconscient ? balbutia Michaël, son regard perçant refroidit brusquement. 

— Non ! fit Negara. Tu m'as demandé de ne pas le faire. Je n'ai pas touché à ta mémoire non plus ! 

—Tu es sûr ? demanda Michaël. 

— Oui ! Je prends ça très au sérieux. Nous les anges devons respecter strictement les limites des élohim sur qui nous nous entrainons. Sinon… qui aura confiance en nous pour garder l'âme d'EL elle-même ? 

— Mmh, je suppose que je m'en sors bien avec toi. Le rêve était un peu effrayant mais… ça ne me dérange pas.

— C'est la barrière de l'éveil, expliqua Negara. Le rêve ne doit pas laisser de marque dans ton esprit. Dans quelques minutes, tu auras tout oublié. EL a fait les choses ainsi. L'oniromancie doit respecter ce mécanisme naturel. 

— Donc… tu pourrais perturber mon esprit si tu le voulais ?

— Euh… ouais… ricana Negara pour cacher son embarras. Mais j'ai aucune raison de le faire…

— Et si tu en avais une… tu le ferais ? 

— Ce serait un grave péché ! se défendit Negara.

L'Ecclésia est passée par là, comprit Michaël. 

La jeune vertu se leva, prenant avec el sa tablette de cristal. Avec Negara, el descendit des dortoirs pour se rendre dans le hall étoilé, une grande pièce longiligne au plafond décoré d'étoiles multicolores, réminiscences du cosmos de Malkouth. Autour de ces étoiles, des milliers de planètes fertiles orbitaient, riches de vie. Sous ce ciel, une vingtaine d'élohim s'alignèrent, en parallèle aux murs. Michaël et Negara se placèrent parmi eux et attendirent. Quelques instants plus tard, le professeur Mahiva Fitzarch entra et passa les élèves en revue. Chacun d'entre els s'inclinèrent devant el, les yeux baissés, la lumière de leur halo scintillant en guise de salut. Mahiva se posta devant ses élèves et récita la prière matinale :

Sous l’aile d’Aradim, en ce jour naissant,

Je vous rassemble pour apprendre la Veille.

Gardiens des âmes, dans la vie et la mort,

Vous veillerez sur elles, pour le Grand Dessein.

Les élèves répondirent :

Au nom du Grand Architecte, notre père, notre guide,

Nous suivons le chemin d'ascension, loin des ombres avides.

Dans les royaumes célestes, nous battons de nos ailes,

Pour que chaque âme trouve sa voie vers EL

— Qu'EL bénisse cette journée d'apprentissage, conclut Mahiva. 

Une jeune vertu, à peine remarquable, brandit alors une boîte en argent massif devant les élèves. Chacun y déposa ses devoirs, mais aussi des requêtes pour leur professeur. Cela fait, Mahiva fit entrer les jeunes Fitzarch dans sa salle de classe. Les quatre premières heures d'études seraient dédiées à la lecture, les quatre suivantes, à des exercices pratiques. Mahiva tendit des grimoires en cristal à chaque élève. Ces Encyclos, qui contenaient des savoirs anciens, avaient été spécialement conçus par les chérubins de la Chokmah (surnom de l'Institut) pour les garder dans un précieux secret. Car là reposaient les thaumaturgies des anges les plus puissants et illustres, celles qui avaient façonné les créatures d'EL pour les propulser dans leur ascension vers leur créateur-source. Les jeunes anges Fitzarch les étudieraient et deviendraient des gardiens sans pareil, capables de manipuler et d'élever l'inconscient de milliards d'âmes à la fois, sur les mondes fertiles, ou sur les routes célestes. 

Mais Michaël n'était pas un ange. Et el n'était pas là pour étudier. El resta auprès des élèves et du professeur. El ramassa des copies de leurs fiches de lecture et les synthétisa pour Mahiva. El renseigna aussi leurs notes, rédigea des commentaires pour assurer le suivit du niveau de chaque ange. El maintenait ainsi informé les aînés des progrès de leurs petits frères. Parallèlement, el apprêta des véhicules pour la seconde partie de la journée, où les anges iraient s'exercer hors du palais de briques. Ainsi, Michaël s'occupa de tâches administratives importantes, mais simples pour le jeune Fitzarch. 

Après les quatre heures d'études, les élèves eurent le droit à une heure de pause. Michaël et Negara se rendirent alors devant le bureau de Mahiva, qui les reçut. L'endroit était creusé à même une améthyste géante, une architecture impressionnante, mais très courante, car appréciée par les anges. Michaël n'avait cependant jamais connu cela. El se souvint de sa première visite ici, où el avait l'impression d'être entré dans un œuf de cristal scintillant, vaste mais protecteur. El était resté béat, avant d'être rappelé à la réalité par son professeur. 

— Que voulez-vous, jeune vertu ? avait sèchement demandé Mahiva, rarement plaisant, surtout à l'heure du déjeuner où el croquait d'énormes bouchées d'un sandwich au jambon d'ambroisie. 

— J'ai besoin d'un renseignement, avait prudemment annoncé Michaël.

— Mmh mmh, avait fait Mahiva, un sourcil levé. 

— Je suis très reconnaissant du poste que m'offre gracieusement Aradim dans son école. Je mets en place avec grand intérêt la gestion administrative et logistique pour accompagner les travaux des anges. J'ai vu que les Encyclos que vous m'avez confié pour me préparer à mon rôle ont été écrits par les plus expertes des vertus de la Chapelle Hermès. 

— Mmh mmh…

— Vous le savez sans doute, j'ai été élevé au sein d'une chorale de vertus militantes à Hod, avait poursuivi Michaël. Mon rôle était d'élaborer des stratégies de combat et de soutien envers les chorales d'élohim guerriers, les puissances notamment, évidemment. Ensuite, si j'avais de la chance, je sortais sur le front pour implémenter ces stratégies.

— Mmh, mmh…

— Par conséquent, je me demandais si Aradim propose des cours ou des Encyclos dédiés à cet art. A-t-el des chorales de vertus militantes à tout hasard ? Ou bien des collaborations avec la Chapelle Milicent ? 

Mahiva avait dégluti et fait non de la tête, agitant son sandwich pour accentuer sa négation. El avait poursuivi, la bouche pleine :

— Uh uh. Pas de combattants chez Aradim, donc pas de Milicent, pas de militants, enfin, de militaires quoi…

Michaël avait baissé la tête, contrôlant de toutes ses forces la lumière de son halo et l'expression de son visage, ne laissant rien transparaitre. 

— Si vous vouliez être une vertu-militante, il fallait vous engager chez Milicent ou équivalent, avait dit Mahiva, en levant les yeux au ciel. Aradim ? Non. Nous sommes des anges gardiens, pas des soldats. C'est évident non ?

Michaël avait acquiescé poliment, prudemment, patiemment. 

— Il me semble que notre aîné Padmilia possède des chorales militantes, avait-el relevé.

— Oui… non mais Padmilia c'est autre chose quand même, avait pesté Mahiva. C'était un corsaire, un aventurier des grandes Croisades. Un ange voyou ! Enfin… voyou dans le bon sens du terme hein. 

Michaël acquiesça. 

— Merci pour ces renseignements professeur. 

Aujourd'hui, quelques semaines plus tard, Michaël se rendait donc de nouveau chez Mahiva, cette fois en compagnie de Negara. Les deux jeunes élohim leur rendirent des fiches de lecture. Puis, au lieu de s'en aller, els restèrent plantés là.

— Que voulez-vous ? demanda Mahiva, derrière son bureau d'améthyste. 

— Michaël s'intéresse au jeu de bulle d'O, dit Negara. El voudrait s'y inscrire pour devenir coach. 

Mahiva regarda Michaël de haut en bas, puis de bas en haut.

— Évidemment, dit-el, amusé. Eh bien, demandez au capitaine Renfra.

— J'aimerais aller observer leur entrainement à l'heure du soleil, dit alors Michaël.

Mahiva fronça les sourcils.

— L'heure du soleil est dédiée aux cours jeune vertu, rappela le professeur. 

— J'aimerais avoir une permission d'absence, risqua Michaël. 

— Une permission ? Pour qui te prends-tu ? Tu dois suivre l'emploi du temps comme tout le monde. Tu iras voir Renfra plus tard. 

Michaël baissa les yeux, la mine stoïque. El s'inclina légèrement devant Mahiva avant de sortir de son bureau, suivit par un Negara tout penaud. 

— Tu n'insistes pas ? demanda-t-el. 

— Devrais-je ? fit Michaël.

— Il me semblait que ta personnalité était davantage… euh…

— Têtue ? Tu as lu ça dans mon inconscient ? demanda Michaël. 

— Un peu oui. 

Michaël adressa un regard faussement accusateur à son frère.

— J'ai été impulsif bien des fois par le passé, expliqua-t-el. Cela ne m'a pas réussi. Donc maintenant, j'expérimente la patience. 

— Ah bon ?

— Mais le naturel revient au galop comme on dit, donc aujourd'hui, je vais désobéir, révéla alors la jeune vertu. Mahiva sera en colère, j'imagine. Surtout, ne me défends pas. Je ne veux pas que mon insubordination retombe sur toi. 

— Ah… Tu es sûr ?

— J'ai lu entre les étoiles comme si j'étais une domination, dit Michaël. Et là, je n'anticipe aucune conséquence grave. 

Negara éclata de rire. 

— Tu diras au capitaine Renfra que tu viens de ma part alors ? 

— Oui, c'est ton frère de portée, c'est ça ? Mentionner ton nom sera suffisant pour attirer son attention ?

— Tout à fait, je l'ai prévenu que tu viendras le rencontrer. 

— Parfait.

Michaël arriva sur le terrain pile à l'heure du soleil. Au-dessus du désert mauve, une bulle d'O d'une centaine de mètres de diamètre lévitait. Une cinquantaine d'anges nageaient à l'intérieur. Leurs ailes brassaient le liquide avec une telle puissance qu'els passaient d'une extrémité du terrain à une autre en un clin d'œil. Au centre, un générateur de bulles d'O déversait des bulles de la taille d'un petit ballon, qui ressemblaient aux âmes qui passaient par Tiphéreth et le Palais d'Argent. Les anges, divisés en deux équipes, se précipitaient dessus pour les ramener dans leur panier. L'équipe ayant récupéré le plus de bulles dans le temps imparti gagnait. 

Le jeu de bulle d'O était simple, presque enfantin. Il était réservé aux anges, qui étaient pourtant les élohim les moins athlétiques d'entre tous. Le jeu était né durant le Haut-Tikkun, à une époque où les anges transportaient souvent manuellement les âmes qu'els gardaient après leur mort dans le royaume de Malkouth. À l'époque, la Guilde des Architectes n'existait pas, et de nombreux conflits, considérés maintenant comme hérétiques, avaient lieu entre les Grands Corsaires du cosmos de Malkouth. Les équipages d'anges et de principautés s'étaient affrontés, parfois violemment, pour obtenir le contrôle des mondes-fertiles. Les anges n'avaient alors pas hésité à piquer les âmes de leurs rivaux, filant à toute vitesse pour ne pas être attrapés.

Après la fondation de la Guilde par le Grand Architecte, les conflits avaient quasiment cessé. L'appartenance des mondes-fertiles n'était plus donnée aux anges les plus féroces et rapides, mais à ceux qui bâtissaient le meilleur des mondes pour leurs âmes. Les anges regrettaient cependant les pics d'adrénaline procurés par les affrontements. Certains s'étaient retrouvés sur les routes célestes, là où les âmes circulaient, passant des épreuves pour atteindre EL au sommet de la Couronne. Les anges avaient développé une nouvelle épreuve et concocté ce jeu, trouvant ainsi un prétexte pour piquer des âmes en toute impunité. 

Après la Seconde Brisure et la dévastation totale des royaumes des cieux, les anges avaient préservé leur tradition pour maintenir leur moral. Els avaient laissé tranquilles les âmes, bien plus rares et précieuses qu'avant le cataclysme. Els jouaient maintenant avec de fausses âmes-ballons, dans une bulle d'O faite d'eau et d'ichor qui délimitait bien le chaos du jeu. L'aspect compétitif avait été préservé, sans les enjeux géopolitiques. Une fédération avait été fondée, les vainqueurs couverts de gloire. 

Sur le terrain, les jeunes frères parrainés par leur aîné, Aradim, s'entraînaient pour se préparer à la compétition à venir. Chaque Fitzarch Aînés de Tiphéreth envoyaient leurs équipes sur le terrain, dans un grand tournoi, s'affrontant à travers le sport. Michaël observa le terrain. Les halos des anges étaient saturés de couleur. De puissantes thaumaturgies de Chakra Varti les renforçaient physiquement et mentalement. Mais autour du terrain, Michaël ne vit aucune vertu. El retint un sourire. Quelqu'un approchait. 

— Michaël Fitzarch ?

Le capitaine Renfra se présenta devant la vertu. L'ange, revêtu d'une tenue moulante mauve, était massif pour son chœur. Ses ailes étaient grandes, puissantes. Michaël l'admira, la bouche entrouverte. El cligna des yeux et se reprit. 

— Mon frère, salua-t-el. Je te remercie de me recevoir. C'est Negara qui…

— Je sais, coupa Renfra. Tu veux rentrer dans l'équipe c'est ça ? Nos postes de vertus-coachs sont déjà occupés. Désolé.

— Je ne cherche pas un poste de vertu-coach, dit Michaël. Je viens d'Ennead, la chorale de vertus militantes de l'archange-prince de Hod, Raphaël, en personne. Ma spécialité est l'élaboration de stratégies militaires et leur application thaumaturgique. 

Renfra fronça les sourcils, la mine un peu ahurie, crispée d'agacement.

— Je pense que mes thaumaturgies militaires, associées à des stratégies adaptées, pourraient augmenter les performances de ton équipe, expliqua Michaël. J'ai pratiqué bon nombre de sports avec mon ancienne chorale. Nos stratégies et nos thaumaturgies de coordination nous rendaient redoutables. 

— Le bulle d'O n'est pas un art martial, soupira Renfra. C'est un jeu d'habileté, de rapidité. Il n'y a pas vraiment de stratégie…

Michaël se retint de lever les yeux au ciel. 

— Il y en a, je le sais, dit el, en maintenant un sourire courtois. 

— Ah bon ? fit Renfra, très sceptique.

— J'ai regardé bien des matchs avant de venir te voir. Je pense que je pourrai vous donner quelques pistes, si ça vous intéresse, pour gagner assurément lors du prochain tournoi des aînés. Et puis au-delà de la stratégie, l'habileté et la rapidité sont des compétences que je peux faire décupler, affirma Michaël. 

— On utilise déjà des thaums pour nous booster, dit Renfra. 

— Les miennes sont différentes, dit Michaël. Elles ne sont pas issues de la tradition de Chakra Varti. Ma discipline est celle du Méta-Mercurion, l'autre grand fils de Sandalphon. Elle est celle des élites de Hod et s'applique à la guerre comme au sport. Car ces thaumaturgies ne sont pas juste là pour booster, elles s'accompagnent de stratégies qui rendent les élohim aussi habiles et rapides que le mercure liquide. L'as-tu déjà vu ?

Renfra baissa les yeux, confus.

— Aucune vertu ne s'intéresse à la bulle d'O au-delà du boost, expliqua le capitaine. Je ne comprends vraiment pas comment des stratégies militaires pourraient nous donner un avantage. Comme je te l'ai dit, il n'y a pas vraiment de stratégie dans notre sport…

— Je peux te montrer si tu veux. Un simple essai pendant un entrainement suffira. Si ça ne te convient pas, je ne resterai qu'un spectateur et je ne t'embêterai plus, promis. 

— Je dois y réfléchir, soupira alors Renfra. 

Le capitaine déploya soudainement ses ailes et décolla vers le palais de briques. Michaël l'observa de ses yeux perçants. Ses serres s'enfoncèrent dans le sable mauve. Ses poings se crispèrent. El maintint son regard sur la bulle d'O. Sous le ciel mauve, remplie par la lumière des anges qui nageaient à l'intérieur, elle ressemblait à un immense halo. 

"Le halo du Grand Architecte est plus grand que les astres de Malkouth. Il irradie de son Palais d'Argent et baigne l'entièreté de Shemesh. Un jour, tu le verras."

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