Iselia

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— Je ne vous ai jamais vue aussi peu concentrée, soupira Iselia. Vous m’avez habitué à mieux.

 

Elle ne leva pas les yeux des parchemins qui se trouvaient sur son bureau. Tous les étudiants quittaient tranquillement la salle de classe pour bénéficier d’une pause bien méritée. Et Anasteria considérait que c’était le moment idéal pour lui parler. Elle avait encore des réminiscences du cauchemar, et elle ne pouvait plus le garder pour elle. De plus, parmi tous les adultes présents dans l’académie, Iselia avait toute sa confiance. Elle se tenait devant le bureau et son pied tapotait nerveusement le sol comme à son habitude.

 

— Je sais, répondit-elle. Je suis désolée.

— La venue des magistères peut sembler impressionnante, mais n’angoissez pas. Tout va bien se passer.

— À propos de ça... Je voulais vous parler des derniers incidents. Et de quelque chose d’autre. J’ai peut-être des informations.

 

Iselia arrêta de fouiller ses affaires, et observa finalement l’adolescente. Ses sourcils se froncèrent de confusion et elle croisa les bras.

 

— Comment ça ?

 

Anasteria regarda autour d’elles. La classe était pratiquement vide, seul Johan restait près de la porte en fixant Anasteria. Cette dernière lui adressa un bref signe de la tête pour lui signifier que tout aller bien. Une fois qu’il tourna les talons, elle reporta son attention sur sa professeure qui attendait patiemment.

 

— J’ai peut-être oublié de parler de certaines choses.

— Oublié ? demanda Iselia en haussant un sourcil.

— Très bien. Pas oublié. Je ne voulais pas en parler.

 

Iselia considéra un instant Anasteria, puis elle se dirigea lentement vers la porte. Une fois celle-ci fermée, elle revint vers son bureau, et appuya nonchalamment sa hanche contre. Soudain, elle semblait plus accessible et cela se ressentit dans le ton de sa voix et son tutoiement.

 

— Je t’écoute.

— Pouvez-vous me promettre de n’en parler à personne ? Je ne veux pas que les autres sachent.

 

Iselia considéra un instant l’offre, mais elle finit par acquiescer.

 

— Je te le promets.

 

La tension s’évacua des épaules d’Anasteria, et elle poussa un soupir de soulagement. Elle mentirait si elle n’avait pas peur de la réaction d’Iselia. Mais elle sentait au fond d’elle que c’était la bonne chose à faire, bien qu’elle ne sache pas par où commencer tellement son histoire lui semblait irréaliste. Ses mains se nouèrent nerveusement entre elles, et elle décida de fixer un point vague.

 

— Je ne sais pas ce qui se passe, avoua Anasteria. Vraiment. Et je ne suis pas responsable des attaques. Mais j’entends des voix, et je peux sentir des choses. C’est comme ça que j’ai su qu’un cauchemar se trouvait ici. C’était comme une intuition, je savais que quelque chose était tapi ici. Et dans les bois, j’ai pressenti l’arrivée des licheurs, mais je n’ai rien pu faire. Ils ont réussi à nous attaquer.

— Des voix, dis-tu ? Quel genre de voix ?

— Je ne sais pas trop, soupira Anasteria. Je crois que c’est un esprit. Il m’a permis de me réveiller. Et ensuite, grâce à lui, j’ai pu sauver Ivona et Johan.

— Comment as-tu fait ? demanda Iselia. As-tu utilisé un sort ?

— Non. Je les ai touchés, et j’ai pu me rendre dans leurs songes. Après, j’ai réussi à les convaincre de se réveiller.

— Et j’imagine que tu as fait pareil avec Davos, non ?

— J’étais fatiguée. Je ne pouvais pas le faire de nouveau. Donc on a fait une rune de concentration, pour que je puisse avoir assez d’énergie. Mais la voix dans ma tête me disait que c’était une mauvaise idée.

— Pourquoi ?

— Il pensait que j’allais attirer quelque chose.

— Alors, pourquoi l’as-tu fait ?

 

Anasteria haussa les épaules.

 

— Je voulais sauver Davos, et j’estimais pouvoir le faire. Mais la voix avait raison, on est tombé sur… quelque chose ? Je ne sais pas ce que c’était. Mais il nous a piégés et j’ai vraiment cru qu’on allait mourir, et l’esprit s’est montré. Il était de feu, et nous a sauvés en disant que j’étais une idiote, et que je lui revaudrais ça. Ensuite, je me suis réveillée, les licheurs étaient détruits, et vous étiez là.

 

Anasteria poussa un soupir de soulagement. Elle n’avait rien omis, et elle se sentait libérée d’un lourd poids. En revanche, Iselia restait silencieuse. Elle semblait assimiler toutes les informations données par Anasteria. Et ce mutisme serra le cœur de l’adolescente. Et si Iselia ne la croyait pas ? Et si elle passait une folle qui entend des voix ? L’angoisse noua sa gorge et le tapotement de son pied s’intensifia.

 

— Depuis quand entends-tu des voix ? demanda finalement Iselia.

— Presque un an, répondit-elle. Parfois, c’est des murmures à peine audibles. Par moment, c’est une voix claire que je peux comprendre.

— Cela ne t’est jamais arrivé avant l’académie ?

— Non. Jamais.

 

Un autre silence s’installa et les nerfs d’Anasteria commençaient à lâcher. Son débit de parole s’éleva de plus en plus.

 

— Hier, j’ai fait un rêve. Hum. Un rêve très réel. Dedans, j’ai vu une ombre, immense, gigantesque même ! Il se fait appeler le Patriarche. Et une fille se trouvait là aussi ! Et je crois… Je crois que c’est eux qui sont responsables de ce bordel ! Le cauchemar m’avait parlé du Patriarche. Et maintenant, il… Je ne sais pas. Il me surveille ?

 

Iselia leva sa main et la coupa. Les lèvres d’Anasteria se serrèrent en une fine ligne.

 

— Attends. Ralentis un peu. De quoi parles-tu ? Qui est ce Patriarche et comment peut-il être responsable de ça ?

— Je crois… Je crois qu’il contrôle les autres ombres. Ce n’est pas clair. Je ne sais pas ce qu’il se passe.

— Les ombres ne sont pas censées parler.

— Alors, pourquoi est-ce que je les comprends ?

 

Iselia ne répondit pas. À la place, ses sourcils se froncèrent devant la confusion évidente qui la tourmentait. Anasteria sentit son angoisse revenir au galop. Rien de tout cela n’était normal, et elle en avait la confirmation. Ivona avait raison.

 

— Je suis bizarre, pas vrai ? demanda-t-elle d’une petite voix. Je le vois bien. Ce n’est pas commun ce qui m’arrive.

 

Le visage d’Iselia s’adoucit et elle s’approcha d’Anasteria. Elle posa une main sur son épaule, et elle afficha un sourire curieusement amusé.

 

— Tous les mages sont un peu bizarres, tu sais ?

 

Anasteria laissa échapper un bref rire avant de passer la paume de sa main sur sa nuque pour signifier son malaise. Bien qu’elle appréciait la tentative d’Iselia de la réconforter, elle se doutait que ce n’était pas totalement vrai.

 

— Vous savez que je veux dire, soupira-t-elle.

— Entendre la voix des esprits, ce n’est pas inhabituel. Certains mages le peuvent, surtout s’ils ont une grande affinité avec la magie. Cependant, je n’ai jamais entendu les gens parler aux ombres. Même les sombremages. Ils ne discutent pas avec les ombres, ils les soumettent. Et je n’ai jamais entendu parler de ce Patriarche.

— Super.

— Anasteria, tu devrais le dire aux magistères ou à Voxana.

 

Anasteria s’éloigna un peu d’Iselia et secoua vigoureusement sa tête. Cela sonnait comme la pire idée du monde.

 

— Hors de question. Vous avez vu Voxana ? Impossible que je lui parle. Elle est… Je ne trouve aucun mot qui ne soit pas une insulte.

— Voxana est une grande mage, répondit Iselia. Elle en sait plus sur la magie que moi, et a vécu et vu tellement de choses qu’elle pourrait t’aider.

— “Pourrait”. Elle ne veut pas m’aider. Je suis quasiment sûre qu’elle me déteste.

— Dans ce cas, Kaeso est un grand chercheur. Il peut avoir des idées.

— Je ne leur fais pas confiance ! Et si ce Patriarche avait envoyé des agents ici pour m’atteindre ?

— Anasteria, ce sont des mages. Tout comme moi. Ils veulent autant protéger les élèves et l’académie que moi.

— Non, rétorqua Anasteria. Vous, vous nous protégez depuis le début. Vous êtes toujours là quand on a besoin de vous ! Voxana, elle ne veut pas protéger les gens ! J’ai vu comment elle agit avec sa propre fille. À cause d’elle, Ivona ne veut même plus me parler et pense que je suis un danger ambulant… Et elle a probablement raison.

— Anasteria, soupira Iselia. Ivona ressent beaucoup de pression sur ses épaules à cause de sa famille. Ce n’est pas surprenant que la venue de sa mère la perturbe. Et je le conçois, Voxana n’est pas forcément la personne la plus accessible. Mais les magistères sont là pour toi. Ils sont élus pour porter nos intérêts et nous protéger.

 

Anasteria laissa échapper un profond soupir. Elle savait qu’Iselia avait raison. Garder tout cela pour elle avait déjà été une erreur monumentale. Peut-être que l’un d’eux pourrait lui dire pourquoi elle possédait ce genre de pouvoir, mais quelque part, elle en doutait. Pas maintenant qu’elle comprenait qu’ils n’étaient pas communs.

 

— Vous ne savez vraiment pas ce qui m’arrive ? demanda-t-elle sans espoir.

— Je crains que non. J’ai vu beaucoup de choses dans ma vie, mais jamais un mage avec tes pouvoirs ou ton affinité. Est-ce que tu as entendu d’autres voix ces derniers temps ?

— Seulement dans mon rêve, répondit-elle. Lorsque je me suis réveillée, je me trouvais tellement dans un état de panique que je ne sais plus ce que j’ai vu ou entendu.

— Écoute, je ne briserai pas la promesse que je t’ai faite. Mais vraiment, tu devrais réfléchir à leur parler. Et si quelque chose d’étrange se produit, si jamais tu entends de nouveau les voix. Viens me voir.

 

Anasteria hocha faiblement la tête. L’idée ne lui plaisait toujours guère. Mais elle arriverait peut-être à passer au-dessus de son aversion pour Voxana. Après tout, Anasteria n’était pas de sa famille, peut-être qu’elle ferait preuve d’un peu plus de compassion ou d’écoute. Mais rien que de penser à cette idée, elle sentait les paumes de ses mains qui devenaient moites.

 

— Oui, je le ferais, assura-t-elle.

 

 

 

 

 

 

 

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